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Sur le rebord de ma fenêtre je me suis assise et j’ai pleuré

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(Et je ne sais toujours pas pourquoi)

Sur un banc, en face, l’immensité de la mer. De l’avenir aussi. C’est donc ça la vie, cet immense espace à la fois opaque et limpide, qui va et vient sans cesse, parfois calme, parfois tempête mais désespérément immobile. Toujours le même espace, les mêmes mouvements… J’avais décidé de sortir me promener en bord de mer. Je repensais à un livre de Paulo Coelho que j’avais lu pendant mes études. L’histoire d’un berger parti en quête d’un trésor et de sa Légende Personnelle. Là, sur ce banc, je me demandais quelle pouvait bien être ma Légende Personnelle à moi. J’avais grandi sur cette plage. Qu’y restait-il de moi ? Puis soudain j’eus un frisson. Une énorme bourrasque de vent avait rejeté mes cheveux devant mes yeux. Et je me souvins. Je me souvins de tous mes rêves, de ce que je voulais devenir quand j’avais quatre ou cinq ans, des voyages que je voulais faire, des gens que je voulais connaître. Danser, courir, aimer, goûter, chanter, écrire. A quel moment avais-je commencé à sentir l’urgence de vivre ? Quand avais-je pris conscience des secondes qui s’égrènent ? De leur silence insolent tandis que j’agonise ? Alors je suis rentrée chez moi, et j’ai ouvert ma fenêtre. Je ne voulais pas sauter, juste prendre de la hauteur. Pas m’envoler non plus, voir la ville, la vie de plus haut. Et bien sachez que vus d’en haut, nous sommes tout petits. Ridicules. Presque invisibles. Et que ça fait du bien de savoir que nos destins, nos horizons, nos décisions, au final, sont insignifiants. Tout reprend sa dérisoire importance.
Sur le rebord de ma fenêtre, je me suis assise et j’ai pleuré. J’ai pleuré sur mon sort, sur celui de mon voisin, celui de ces gens que je ne connais pas mais que je vois pleurer en HD sur mon écran plat, sur la faim dans le monde, le manque d’eau potable, les amis que l’on perd, le Sida, le cancer, les accidents de voiture, ceux qui partent, ceux qui restent. J’ai pleuré parce que quoi que je fasse le temps passe et je n’y peux rien. La plupart des gens pensent qu’ils ont peur du temps qui passe. En réalité, je crois qu’ils ont peur du temps déjà passé. Pas parce qu’il les rapproche inéluctablement d’une mort indiscutable, mais plutôt parce que le temps qui a passé multiplie à l’infini les possibilités de ce qui n’a pas eu lieu, de ce que l’on a pas dit, fait, ou aimé. Le futur ouvre le champ des possibles, mais y penser s’accompagne toujours d’un petit pincement au cœur. Ce pincement, c’est l’expression des regrets qu’on n’a pas encore éprouvés mais dont on sait qu’ils seront inévitables. Pour une seconde passée, il y a une infinité d’occasions manquées qui nous écrase. C’est là la véritable force du temps qui passe.
J’ai donc aussi pleuré sur les regrets que je n’avais pas encore. J’ai pris de l’avance. Pour gagner du temps. Parce que vivre est une urgence. Parce que j’ai une thèse à terminer, des cours à donner, des articles à rédiger, des rendez-vous à honorer, des gens à aimer, à trahir, à consoler. Alors j’ai volé quelques secondes à l’horloge parce qu’après tout, elle me vole bien des tas de choses avec son tic-tac pathétique et son air de ne pas y toucher. Sur le rebord de ma fenêtre, je me suis assise et j’ai volé. Du temps. Sans savoir que le temps ne se vole pas, il s’apprivoise, il s’offre.
Sur le rebord de ma fenêtre je me suis assise et j’ai pleuré. Je ne sais pas pourquoi. Le temps je l’ai. Il est à moi, le temps qu’il reste.

Hanna Vernet