Deux livres agrémentent notre chronique littéraire de ce mois. Charles Bukowski et Jean-Christophe Rufin n’ont a priori rien de commun. En dehors, peut-être, d’une sensibilité humaniste à fleur de peau…
Le 9 mars 1994, Charles Bukowski, au talent aussi provocateur que génial, tirait sa révérence, laissant derrière lui une œuvre monumentale. Parmi ses œuvres connues, on cite volontier les étranges «?Contes de la folie ordinaire?» ou encore le recueil «?Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages?». Au cœur de cette multitude bibliographique, un ouvrage détonne quelque peu : il s’agit d’un récit de voyage, illustré par les photos d’un de ses proches qu’il embarqua avec lui, Michael Montfort, ainsi que sa femme, Linda Lee. Une carte Eurorail dans une main, sésame indispensable pour jouer les passe-frontières, une bouteille de blanc dans l’autre, le trio sillonne la France, passe en Allemagne, revient en France, mu par l’envie que cette errance géniale se prolonge à l’infini. La démarche de Bukowski reste la même : capter des parcelles de sensibilité là où elles se cachent, rencontrer les gens, se détruire au bar, repartir dans la nuit pour se goberger de ses miroitements. C’est au cours de ce voyage qu’il débarque passablement éméché sur le plateau de Pivot pour un Apostrophes dantesque ; le séjour à Nice est calamiteux, se produisant dans le prolongement de sa sortie chez Pivot. La famille de sa femme y habite et ne veut pas croiser la silhouette de ce défroqué. Sans oublier la passion toute particulière qu’il éprouvera pour les… bars des châteaux d’Heidelberg ou encore les rencontres avec ses fans… Bien sûr, s’arrêter aux relevés élevés d’alcoolémie de Bukowski relèverait de l’erreur d’approche. C’est le lyrisme désespéré, le mal vivre prosaïque et cru, la littérature dénudée jusqu’à l’os qui forment le personnage de cette météorite artistique. Avec un clin d’œil auto-dérisoire, le livre de Bukowski est intitulé « Shakespeare n’a jamais fait ça ». A consommer sans modération.
Jusqu’au bout de l’homme, le chien
Jean-Christophe Rufin ne se ballade pas avec une bouteille de vin blanc à la main. L’écrivain et académicien présente son nouveau roman “Le collier rouge” (Gallimard). Il nous renvoie au lendemain de la guerre de 14-18. En 1919, dans un village du Berry, Jacques Morlac, fils de paysan, se morfond en prison. Pendant le défilé du 14 juillet, son attitude a été jugée attentatoire à la dignité nationale et il risque de finir condamné pour les geôles. Un officier militaire arrive et doit rendre la sentence. Un autre personnage se fait entendre, Guillaume, le chien du prisonnier, dont les aboiements intempestifs déchirent les pages. Ce Guillaume-là a, lui aussi, fait la guerre. Comme tant d’autres chiens qui ont suivi leur maître, sans se poser de question, parce que la fidélité des chiens est une notion qui n’a pas d’équivalent chez les humains. Le chien est là, une nouvelle fois, pour rappeler à son maître que son amour n’a pas d’équivalent, qu’il ne juge rien, qu’il est dans une dévotion totale. Ce que traduit Jean-Christophe Rufin, c’est le besoin d’humanité de notre temps, la nécessité de ce récit commun qui éconduit les égoïsmes et les anathèmes systématiques. Entre Bukowski et Rufin, il y a donc l’humain dans toutes ses contradictions, pauvre et brillant, dépassé et génial, honteux et attachant.
Stéphane Menu
Charles Bukowski, « Shakespeare n’a jamais fait ça ». Edition Points. 288 pages. 11e
Jean-Christophe Rufin, « Le collier rouge ».
Edition Gallimard. 156 pages. 15,90 euros