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Daniel Herrero, corps et âme

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L’homme a bourlingué et bourlingue encore. Le soir de notre entretien, il partait en Amazonie pour descendre un fleuve et rencontrer une autre culture. Il a Toulon au cœur et ses voyages le ramènent toujours à cette passion de racines, à ce port d’attache. Rugby, Boudjelal, valeurs ancestrales face aux exigences du haut niveau… Herrero se livre sans détours.

Daniel Herrero

Quel regard portez-vous sur l’actualité du rugby toulonnais ?
J’aime la cité toulonnaise. J’y ai grandi, j’en connais toutes les turbulences, toutes les sinuosités. Toulon, c’est mon port d’attache, mon espace de construction. C’est là où je me sens le mieux et pourtant, je voyage beaucoup. Ce que j’ai vécu à Mayol est ce qui a été le plus intense dans ma vie d’homme. Cette exaltation, je la garde mémorisée dans mon âme. Dans ma vie de joueur et d’entraîneur, j’ai toujours voulu montrer que Toulon était grand, que c’était mon centre du monde. Cette ville populaire, cette ville de racines, de pêcheurs, de gens venus d’ailleurs, elle est l’incarnation de ce que je suis.

Vous parlez avec un brin de nostalgie ?
Non, surtout pas, nostalgie, algie, douleur en grec… Je ne ressens pas la moindre douleur, je suis dans la poétique de la vie, ma mémoire n’est jamais régressive. Le rugby m’a appris l’aventure humaine et l’importance du jeu.

Ce RCT contemporain alors, qu’évoque-t-il ?
Je suis très sensible à ce qui se passe dans ce club. Son métissage est à l’image de la ville. Les joueurs étrangers captent l’âme de la ville, s’en imprègnent, ils deviennent des autres « nous ». Ils perdurent la culture dans l’ailleurs. Toulon est une ville attachée farouchement aux notions de solidarité, de courage. Et le club a la responsabilité de prolonger ce trait de culture. Vous voulez savoir ce que je pense de son évolution ? Je n’ai pas de « mais » restrictifs à intercaler dans mon amour pour le club. Mais, toute ma vie, je resterai plus attentif à l’aventure humaine qu’à l’aventure économique ou médiatique. C’est une nuance, pas un « mais »…

En 2011, Mourad Boudjelal est venu vous voir pour vous demander de reprendre le chemin des vestiaires. Pourquoi avoir refusé ?
La réponse est dans mon propos précédent. En 2011, Philippe Saint-André avait rejoint l’équipe de France et il était un peu dans le désarroi, il lui fallait trouver rapidement un remplaçant. Nous avons eu des échanges courtois, nous étions en empathie. Mais j’ai refusé de revenir vers le passé.

Allez-vous souvent au stade ?
Non, seulement de temps en temps, parce que j’aime bien retrouver mon jardin de Mayol. Je ne suis pas un goulu de rugby. Je le suis, parce que je suis chroniqueur pour des radios et un journal et que je dois me tenir informé de ce qui se passe. Mais je suis plus gourmet que goulu. La passion prédispose à l’addiction, il faut s’en méfier. « La passion est un cimetière », écrivait Dostoïevski.

On perçoit comme une distanciation…
Le Rugby club de Toulon est le prototype du mode de fonctionnement du sport de haut niveau. Il est nécessairement tourné vers la performance et peut donc engendrer des équivoques humaines. Aujourd’hui, se faire voir est plus important que ce que l’on dit. Je ne veux pas dire que le temps passé excluait le principe de performance. J’étais un compétiteur né. Mais la route à parcourir m’intéressait plus que la destination. Rien n’est plus pénible qu’un match où le cœur allié au talent reste au frigo. J’ai gagné une finale avec Toulon et j’en ai perdues deux. L’une d’entre elles a causé plus de bonheur que de bonheur. Parce qu’il y a souvent de grands cons chez les premiers…

Demain, par malheur, le club est en difficulté, tombe de son piédestal. On vous appelle. Vous faites quoi ?…
Non, je n’ai pas la vocation du sauveur. Je suis allergique au retour vers le passé. Dans l’absolu, si la seule référence est le niveau d’expertise, j’ai ma chance. Mais le haut niveau ne s’intéresse qu’à l’industrialisation des talents. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire grandir des talents, de participer d’une histoire d’hommes et de ne pas rentrer dans cette professionnalisation où tout se mesure techniquement. La technique, c’est la chose la plus simple à acquérir. Je préfère me rendre utile auprès de gamins sauvageons, la bave aux lèvres, pour les mener vers les étoiles. L’homme n’est pas une machine, ce n’est pas dans sa nature.

On sent de l’amertume dans le propos…
Non, parce que la beauté du jeu est inaltérable. La pratique du jeu sauve le rugby, pas les gens qui le gèrent. L’extraordinaire idée de mettre face à face quinze gars mus par des valeurs de solidarité, de courage. Quand un groupe va au-delà, se transcende, le jeu dépasse le calcul de toutes les techniques. Les joueurs d’aujourd’hui sont formatés pour le spectacle. Le législateur du jeu doit protéger les hommes, normal, mais aussi la balle, la vie de la balle. Avant, la balle se voyait moins et c’était un pur plaisir pour les initiés. Tout se jouait dans la séance précédant le surgissement de la balle. Aujourd’hui, le spectacle impose de moins en moins de regroupements. Le temps est compté pour sortir la balle. Mais comme il y a moins de joueurs dans les regroupements, il y en a plus dans l’alignement et le percement des lignes, le chatoiement du jeu se raréfient. Il y a moins d’espaces, les joueurs se rentrent dedans, comme dans des murs. Ils sont plus musclés, plus rapides mais les murs sont de plus en plus infranchissables. Mais je ne suis pas amer. J’aime le plaisir que provoque ce jeu. J’ai juste quelques réserves sur l’orientation du jeu. C’est un joli mot orientation, ça veut dire se tourner vers l’Orient, vers ce qui éclaire. Là, je ne sais plus où est la lumière. Le RCT est le prototype d’une situation contemporaine sans futur.

Le club toulonnais est-il favori cette année pour remporter le bouclier de Brennus que vous avez brandi la dernière fois en tant qu’entraîneur il y a 22 ans ?
Les Toulonnais ne sont pas favoris, ils doivent gagner, ils ont l’obligation de gagner. L’argent lié aux talents doit déboucher sur l’équation d’une victoire. Ces talents objectivés et additionnés, comparés aux autres équipes, placent le RCT en tête. Il ne sera crédible que s’il gagne, cela relève de sa situation actuelle qui lui impose un haut niveau de performance.

Au-delà du rugby à proprement parler, vous avez votre manière propre d’en parler. D’où vous vient cette passion pour les mots, les formules chaloupées ?
Ma mère avait la passion des contes et mon père aimait le rugby. Je dois être un mix des deux, en quelques sortes. Le rugby prédispose aux belles lettres. Le combat, le courage, nécessitent de puiser dans un vocabulaire épique, de légende, où les hommes sont valorisés parce qu’ils ont su aller au-delà d’eux-mêmes. Dans ce sport, le talent n’est rien si la vaillance fait défaut.

Propos recueillis Stéphane Menu