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Enki Bilal, Nostradamus du XXIe siècle

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En octobre dernier est sorti le troisième volet de la trilogie d’Enki Bilal commencée en 2008. « La Couleur de l’Air » est une fable philosophique qui narre notre inconscience écologique. A cette occasion la ville de Toulon consacre une exposition des œuvres de cet illustrateur de bande dessinée à l’Hôtel des Arts jusqu’au 4 janvier 2015. Rencontre avec un homme humble, sensé, bien moins sombre qu’on pourrait le croire.

Nombreux sont ceux qui l’attendaient ce mois d’octobre. Et pour cause la sortie du troisième et dernier titre de la trilogie du « Coup de Sang » du grand Enki Bilal. Artiste incontournable du 9e art, un des plus talentueux de sa génération, il dépeint à travers ses albums l’obscurantisme qui s’installe peu à peu dans nos vies et amène un véritable débat autour des nombreux conflits qui ne cessent de s’amplifier.
Dans cette trilogie et au travers l’évolution de ses personnages, Enki Bilal nous met en garde quant aux problèmes écologiques que nous rencontrons et auxquels nous ne prêtons pas attention. Dans son dernier album « La Couleur de l’Air », les fidèles lecteurs de l’artiste retrouveront les héros des deux premiers titres et seront fascinés par la morale de la trilogie. Après « Animal’z » et « Julia & Roem », ce dernier album achève une aventure commencée en 2008, qui nous plonge tout droit vers nos faiblesses et nos dérives infaillibles au détriment de notre planète Terre.
A l’heure où le web 2.0 a envahit notre quotidien, Enki Bilal, lui, pose la question du sens de la culture, il y voit un présent qui se cherche, un avenir en pleine mutations technologiques, prometteur très certainement. Bilal lucide, visionnaire ou pessimiste ? Un mélange tempéré des trois qui incite le lecteur à essayer de le comprendre, d’analyser son récit, de le lire entre les lignes, au delà des mots posés sur le papier.

Comment êtes-vous arrivé à la bande dessinée ?
J’ai découvert le plaisir du dessin à Belgrade, pendant mon enfance. Ma mère dessinait bien, j’ai été sensibilisé. Lorsque je suis arrivé en France, à l’âge de 10 ans, j’ai découvert des styles que je ne connaissais pas, j’ai appris le français et dans le même temps je dessinais. J’ai tout de suite trouvé que le métier de dessinateur était un métier extraordinaire. J’ai remporté un concours et tout s’est très vite enchaîné pour moi.

Le 22 octobre dernier est sorti « La Couleur de l’Air », dernier album après « Animal’z » et « Julia et Roem » de la trilogie évènement, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet album ?
Cet album est la suite et fin de la trilogie. Après l’eau et la terre, cette fois c’est l’élément air qui est mis en avant. Ravagée, la planète se réorganise, en se méfiant des hommes, elle leur redonne une chance. C’est une fable philosophique, une sorte de western où tous les personnages vont converger vers un point final.

Dans cette trilogie vous posez la question des conséquences des dérives de l’homme pour notre planète, dans la vie réelle, c’est un sujet qui vous inquiète ?
Je me demande comment appréhender notre vie sur cette planète, nous sommes en permanence en conflit, en opposition, nous vivons sur une planète magnifique, d’une perfection absolue, mais on ne la comprend pas et on la saccage. C’est notre seule richesse, il faut la préserver, nous ne nous rendons pas compte que l’on fait du mal à l’écologie, cela mérite un vrai débat international.

Enki Bilal autoportrait aux personnages - Limpact

Fuir vers un monde meilleur, c’est le concept de cette trilogie, qu’est-ce que serait un monde supposé meilleur pour vous ?
C’est un énorme chantier. Aujourd’hui, une forme d’humanisme s’installe, la religion devient une folie absolue, l’obscurantisme l’emporte sur le reste, mais il ne peut pas régner en maître. Nous devons tout faire pour vivre mieux sur cette planète. Nous faisons tous partie du même bateau, tel qu’il est actuellement. Nous avons tous les mêmes questions, les mêmes rêves…

Arrivez-vous à prendre le recul nécessaire pour analyser l’évolution de votre technique artistique ?
Je ne me pose pas la question de l’analyse, tant que le plaisir est là et que je peux m’exprimer librement. Bien sûr, ma technique a évolué, lorsque je revois mes premiers albums je me rends compte que mon approche est différente aujourd’hui.

L’exposition Oxymore & More à Toulon du 18 octobre au 4 janvier vous est consacrée, à quoi le public peut-il s’attendre ?
Le public retrouvera une sélection de mes travaux qui abordent différentes techniques que j’ai utilisé durant mon parcours. Il s’agit d’œuvres uniques et individuelles, une exposition rétrospective aux aspects politiques, spirituels, décalés.

Peut-on dire de vous que vous êtes un visionnaire qui a su réinventer les codes du 9e art ?
Dans la mesure où j’essaye de regarder toujours plus loin, oui je suis un visionnaire. Même si j’ai utilisé des sujets contemporains, j’ai parlé du passé, du présent, du futur mais l’aspect prospectif m’amène à être visionnaire. Je trouve l’actualité passionnante, c’est l’embryon de ce qui peut devenir visible.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous tourner vers le cinéma et la réalisation ?
C’est une passion de gamin, j’ai tout de suite adoré le dessin et en même temps j’ai découvert le cinéma. J’ai toujours trouvé qu’il y avait un lien entre les deux, c’est quelque chose de tout à fait naturel pour moi d’aller au bout de mes réflexions. En BD nous sommes seuls, le cinéma est très différent, c’est une industrie qui nécessite un travail de groupe long et fastidieux.

Si vous deviez définir votre parcours que diriez-vous ?
Je dirais que j’ai eu une chance incroyable de pouvoir conserver ma liberté et de vivre de mes passions.

Comment situez-vous votre engagement dans vos œuvres ?
Je suis engagé dans mon art et dans la liberté qu’il me donne mais je ne suis en aucun cas un donneur de leçons. L’art est un moyen de dire les choses sans appartenir à une quelconque mouvance, mes œuvres sont le point de vue d’un artiste, le mien, elles peuvent toucher, faire débat, peu importe, elles sont une forme d’expression indispensable pour moi.

Que pensez-vous de la nouvelle génération d’artistes ?
Dans le sens large du terme, je pense que l’art se cherche actuellement, il y a des mutations qui sont produites par l’évolution technologiques, l’art du dessin est bouleversé, nous oublions de plus en plus que le papier existe au profit des logiciels. Nous sommes dans une phase de transformation immense. En musique par exemple, tout est matérialisé, il y a des choses passionnantes mais il y a beaucoup de régression également. Selon moi, cela ne va pas durer, les artistes doivent absolument maîtriser les outils, nous sommes dans une phase transitoire et l’art va vraisemblablement devenir une nécessité absolue pour la nouvelle génération.

Propos recueillis par Marine Astor

Crédit illustrations : Autoportrait aux personnages © Enki Bilal
Crédit photo : Enki Bilal dans son atelier © Artcurial