Johnny… Johnny… Johnny…
Le stade Mayol est bondé.
Comme on l’aura compris, la vedette en est l’idole des jeunes. Oui mais voilà, il y a une première partie et la chanteuse qui doit passer à la casserole n’en mène pas large dans les coulisses. Elle est dans ses petits souliers car l’animateur vient juste de l’annoncer et, depuis qu’on a dit son nom, les fans de Jojo n’ont pas mis longtemps à scander le nom de l’idole à nouveau.
Alors, la chanteuse de la première partie, celle qu’on a l’habitude d’appeler la vedette «américaine», est un peu sur les nerfs.
Johnny… Johnny… Johnny…
Elle est là, en bas du podium, morte de trac.. Elle respire, ferme les yeux, se raidit et crie, avant de se jeter dans la fosse aux lions : «Les salauds… Je les aurai !».
Et la voilà qui se précipite sur scène, mue par un ressort, sous les cris de cette foule qui n’est pas – ou si peu ! – pour elle.
Première chanson : «Les ronds dans l’eau». C’est une chanson qui, en plus, démarre lentement, qui est sublime mais qu’elle entonne sous les cris. Je la regarde, je tremble pour elle et je me dis qu’elle court à la catastrophe. Mais peu à peu, la chanson démarrée tout en demi-teinte, s’accélère, monte avec cette voix unique qui tout à coup éclate comme un orage et qu’elle va terminer sur un tempo à couper le souffle – sauf le sien ! – et avec une puissance de voix qui, tout à coup, cloue le public sur place. Le souffle, c’est à eux qu’il commence à manquer et il y a tour à tour un effet de surprise, d’ébahissement, de curiosité et enfin d’admiration et de respect. Jamais public toulonnais n’a eu l’occasion d’entendre une telle voix, française de surcroît ! Du coup, il arrêtent leur chahut pour découvrir une authentique artiste qui, en quelques chansons, leur prouvera son talent, en chantant aussi rock que leur idole, mâtiné bluesy et jazzy, en se mouvant sur scène avec un rythme et une grâce uniques.
En une demi-heure, elle a retourné une salle hurlante qui est subjuguée et heureuse et lui fait une ovation. A tel point que Johnny, curieux et surpris, vient jeter un œil. Il dira en riant : «ça va être dur de passer après elle !»
En fait, c’est la première fois que je rencontre cette artiste. Je l’avoue, j’étais aussi venu pour Johnny et je suis totalement subjugué. Je succombe à une admiration pour elle qui ne se démentira jamais. Je viens de rencontrer Nicole Croisille !
Je la retrouve le lendemain au bord de la piscine de la Tour Blanche, où elle m’a donné rendez-vous. !
Elle me reçoit en toute simplicité, en maillot de bain. Toute fraîche et remise de ses émotions de la veille. Le soleil brille, on fait des photos dans la piscine et l’on se met à table. Je lui dis toute l’admiration et tous les sentiments qu’elle m’a fait passer. Elle en est heureuse et rit, de ce beau rire clair que j’apprendrai à connaître car de ce jour, nous ne nous quitterons plus. Je deviendrai son fan et son ami. Du plus loin que je me souvienne, elle ne m’a jamais appelé par mon prénom mais par mon nom, avec toute l’affection que ça comporte et nous continuons à nous retrouver avec le même plaisir et évoquer, de temps en temps, cette première rencontre, cette galère qu’elle a transformée en triomphe :
«La plus belle trouille de ma carrière ! J’avais le trac comme jamais je ne l’ai plus eu de ma vie, même avec Claude François avec qui la même chose s’est à peu près passée. Mais le public de Claude était plus jeune, plus malléable que les purs et durs de Johnny ! Ce soir-là, je ne savais plus si je devais monter sur scène ou m’enfuir à toutes jambes. Mais ma réputation était en jeu et je ne pouvais pas reculer. Je ne l’aurais d’ailleurs pas accepté si on me l’avait proposé car je suis quand même une battante et j’aime arriver à convaincre quand je sens de la réticence. Mais là, c’était plus que de la réticence, c’était un rejet total. Donc ça te galvanise et tu te dis qu’il n’y a qu’une solution : gagner et penser très fort : «je les aurai». Et je crois que ce soir-là je les ai eu au-dessus de toute espérance !»
Nicole est unique dans notre panorama artistique. Et je ne dis pas «musical» car, pour elle, c’est réducteur dans la mesure où elle sait chanter, danser, mimer, jouer… Elle a suivi des voies originales et tout à fait atypiques, a fait du jazz quand le rock débarquait, du mime quand tout le monde parlait, dansé dans les ballets d’Arthur Plashaert au lieu de ne se consacrer qu’à la chanson, chantant en anglais quand tout le monde traduisait les chansons anglo-saxonnes en français, donnant de la voix à une époque où les chanteuses n’en avaient plus… Bref, elle savait tout faire mais voilà : elle habitait en France et la France alors n’était pas l’Amérique où là-bas, savoir tout faire est un atout. En France, il faut cataloguer, étiqueter, mettre des noms et des qualifications sur des petites boîtes. C’est pour cela qu’on a eu du mal à imposer les comédies musicales en France car il fallait savoir tout faire. Et savoir tout faire, c’était s’éparpiller, ne rien faire à fond, survoler des disciplines… Pourtant, tout ce qu’a fait Nicole, elle ne l’a jamais fait en survolant. Elle y est toujours allée à fond.
Elle avait, il faut le dire, des dons pour tout. La danse où, très vite remarquée par son sens du rythme et ses dons exceptionnels, elle est engagée dans une troupe américaine. Elle jouera même, comme elle le dit en riant « avec des plumes au cul » ! Donnant de la voix, elle excelle dans les demi-teintes et sait faire «monter la sauce» comme personne. «Femme» est une chanson que personne, à part peut-être Céline Dion, pourrait arriver à chanter aussi haut qu’elle ! En plus, elle avait une voix pour chanter du jazz.
«Le hasard est ainsi fait : lorsque j’ai enregistré «Parlez-moi de lui», je l’ai fait comme à chaque fois que j’ai enregistré : avec conviction et parce que la chanson me plaisait. On espère toujours qu’on fera un succès mais là, on n’est pas maître du jeu. Et ça a marché. Pourquoi ? Dieu seul le sait. La chanson a plu, c’était dans l’air du temps, c’était le bon moment… Du jour au lendemain, je suis devenue une vendeuse de disque que tout le monde s’arrachait : le tourneurs, la presse, la télé. Je n’avais pas changé mais j’étais devenue populaire. On m’a couverte de lauriers, d’honneurs, de compliments et… d’amitié aussi car tout à coup tout le monde me disait qu’on avait toujours cru en moi… Mais bon, tout cela fait partie du jeu. Ca ne m’a ni aigrie, ni étonnée. J’ai pris tout ça avec humour, fatalité et surtout avec lucidité et recul, en étant consciente que tout ça retomberait vite. Je commençais à connaître ce métier et ça ne me tombait pas dessus à 18 ans. Avec mes deux premiers succès, j’étais considérée comme une chanteuse «à coups». Du jour au lendemain j’ai été considérée comme une chanteuse «à tubes»… Jusqu’à ce que ça passe !»
Nicole n’a jamais fonctionné en pensant à sa carrière mais sur des coups de cœur, des envies. La preuve : tous les disques à thème qu’elle a pu enregistrer sans se poser de questions mais tout simplement par envie. Tour à tour elle a joué la carte des «coups de cœur» magnifique disque où elle chante Brel, Aznavour, Ferré, Nougaro et quelques autres, Puis ce fut ce superbe «Paris-Québec», reprises de chansons de nos amis francophones. Puis «Jazzille» où elle a donné le meilleur d’elle-même dans un style qui lui va comme un gant, Puis elle est passée aux musiques de films… Elle en a tellement chanté, entre autres pour Lelouch. N’oublions pas ce disque «Franco-Africain» si magnifique que le même Lelouch a produit avec en prime un superbe clip…
Le film de son grand ami Lelouch «Un homme, une femme» a été un énorme succès. C’st ce qu’elle appelle “son premier coup et c’est la fameuse chanson «Da ba da ba da» qui a fait le tour du monde mais on a mis longtemps à savoir que c’était elle ! Quant à l’aventure des «Jeunes loups», film de Marcel Carné, l’histoire est belle et drôle. Elle avait une folle envie d’enregistrer la chanson générique mais on l’a refusée sous prétexte que la production cherchait une voix noire américaine. Elle a donc enregistré le titre sous le nom de Tuesday Jackson et les producteurs n’y ont vu que du feu ! Le pot aux roses a été découvert au MIDEM car la chanson avait superbement marché et l’on remettait un prix à Tuesday Jackson… et c’est Nicole qui est arrivée, chanteuse on ne peut plus blanche, blonde et française ! Sans cela, elle aurait pu rester dans l’ombre. Mais elle l’aurait quand même fait ! Ce fut son “second coup”.
“Nous autres artistes, nous devrions planer dans l’inconscience pour voler, créer, imaginer, faire rêver. Il faut arriver à occulter tous les problèmes pour faire passer notre plaisir au public. Ca devient dur aujourd’hui ! Pourtant le public compte sur nous. Ca n’a l’air de rien mais une chanson peut aider à vivre si elle est chargée d’espoir, de gaieté. Ce n’est pas pour rien si aujourd’hui, les comiques tiennent le haut du pavé et sont si nombreux».
Sensation, émotion, échange, partage… Ce sont les maîtres-mots, les mots-clés de la vie de Nicole. Elle a toujours eu cette immense envie de communiquer aux autres. Et elle l’exprime par les mots, par la musique, par cette pêche qui ne l’a jamais quittée.
Il y a quelques années, elle nous a surpris en jouant une salle bonne femme dans la saga qui a fait un boum sur TF1 : « Dolmen ». Elle y était époustouflante ! Puis elle a repris des rôles pourtant marqués par “la” Maillan, puis “Les monologues du vagin” aussi, toujours en tirant brillamment son épingle du jeu.
Ella a joué en anglais à Paris “Hello Dolly” et la revoici pour créer “Follies” à Toulon, en anglais encore.
“C’est – me confie-t-elle entre deux essayages – la raison pour laquelle j’ai accepté. Sinon je ne l’aurais pas jouée.
Pourquoi ?
Parce que chaque fois l’on fait l’adaptation d’une comédie musicale américaine, les textes sont souvent ringards et ne s’adaptent pas à la musique. Stephen Sondheim est un auteur-compositeur formidable. Ses musiques sont des dentelles, ses lyrics sont toujours très précis et costauds. On ne pourrait pas les chanter en français. Souviens-toi que c’est ce que j’avais déjà fait à Paris avec “Hello Dolly”.
Tu es la seule Française dans cette création ?
Non, il y a aussi Jérôme Pradon (Saïgon, Mamma Mia, Jesus Christ Superstar, Le cabaret des hommes perdus ndlr) qui fait une très belle carrière en France et en Angleterre et Denis d’Arcangelo qui chante une des huit chansons consacrées à Paris en travesti. Il y est très drôle.
Comment es-tu venue sur ce projet ?
C’est le metteur en scène Olivier Bénézech et Claude-Henri Bonnet, directeur de l’Opéra de Toulon qui m’avait reçu sur la scène de celui-ci, qui en ont eu l’idée. Connaissant l’œuvre de Sondheim que j’aime et ayant reçu un petit montage-témoin, ça m’a plu et j’ai accepté.
Raconte-nous ton rôle.
C’est d’abord l’histoire d’un théâtre qui va être démoli afin d’être remplacé par un parking. Le directeur a alors l’envie de réunir une dernière fois tous les artistes qui ont fait la gloire de ce lieu. Il y a donc entre autres deux couples qui ont pas mal de démêlés, toutes les anciennes gloires qui sont passées par là dont moi qui suis une ancienne meneuse de revue et qui raconte ma vie. J’y ajoute cette phrase : “I’m still here”, c’est à dire “Je suis toujours là”… ce qui colle bien à mon cas ! J’aurais pu écrire, cette chanson.
C’est assez nostalgique donc…
Oui bien sûr car c’est pour tous ces artistes la désolation de voir disparaître un lieu où ils ont pratiqué leur passion, où ils ont passé leur vie mais aussi le bonheur de tous se retrouver. C’est aussi une réflexion sur les artistes qui vieillissent, comment vivent-ils cet état et aussi sur les couples d’artistes et leurs problèmes d’ego, de concurrence, comment leur amour résiste-t-il… C’est donc à la fois drôle et grave et je crois que ce sera un très beau spectacle.
Les costumes ont l’air magnifiques…
Je ne vais pas te dire le contraire puisque leur créateur, Frédéric Olivier, est à côté de moi ! Mais il a fait des chefs d’œuvre et j’ai une robe absolument insensée et très très discrète !!! De plus j’ai une perruque à la Dietrich blond platine… C’est presque la couleur de mes cheveux… car je te signale, chéri, qu’aujourd’hui je suis blond platine !”
Texte et photos : Jacques Brachet