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Mes derniers rougets

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L’eau est fraîche, sans être froide cependant en ce matin de juin.
Je suis donc seul, mouillé au sud de l’Île des Embiez, devant la plage de la Murène. Il est tôt, environ six heures trente ; il fait jour de bonne heure en cette saison, et c’est le meilleur moment pour la chasse sous-marine.
Je me mets à l’eau doucement, en faisant le moins de remous possible. Il ne faut pas effrayer ce que je suis venu chasser : le rouget.

J’ai choisi une arbalète de petite taille et j’y ai fixé une foène avec des dents très fines en bout de flèche. Car, ce noble poisson est très fragile. Aussi, il ne faut pas le détériorer…
Je nage donc doucement vers le bord de la plage, je me laisse pousser par le faible restant de houle. J’observe bien le sable, vaseux en cet endroit. Je cherche un petit nuage au-dessus du fond. Car ce poisson, souvent, n’est pas visible. Dès qu’il vous entend, il s’arrête de fouir. Avec ses barbillons tactiles, il cherche sa nourriture, des petits vers de sable. C’est lors de cette recherche, qu’il fait remonter les fins sédiments qui vont le trahir. Ensuite, s’il sent le danger, tel un caméléon, il va prendre la couleur de l’endroit où il se tapit, restant  là, sans bouger. Il obtient, cette faculté de mimétisme, en bougeant ses écailles qui reflètent ainsi l’environnement où il se dissimule.
Je connais cette ruse. Dès que j’aperçois le signal de l’eau troublée, je stoppe ma progression et j’ouvre grands les yeux. Ça y est ! Je le vois ! Je vais faire un grand tour, lui laissant croire que je vais m’éloigner pour le rassurer. Tranquille, il va recommencer son festin. Le malheureux Mulus Surmuletus (son nom latin), ne va pas me voir arriver à ras du fond après une coulée discrète, derrière lui. S’il n’entend pas le départ de ma flèche, il sera sur ma fouine bien pris derrière la tête, intact en fait. Ce n’est pas toujours aussi facile. Certains sentent le danger et partent comme des torpilles à des vitesses supersoniques. Ils deviennent alors, impossibles à poursuivre. D’autres, font un bond en avant entendant le claquement du départ du sandow sur l’arbalète. Et la flèche se plante dans le sable. Mais aujourd’hui, il n’y aura pas de raté, car ces pauvres poissons sont en période de fret, entre avril et juillet, donc, pas du tout méfiants. Pour nous deux, ma femme et moi, je vais en tirer quatre, c’est suffisant. Pas de massacre inutile, juste ce qu’il faut pour se nourrir, et surtout déguster ces mets de roi offerts par la nature.
“Sous la mer, tu dois seulement prélever l’intérêt, ne pas toucher le capital” m’a spécifié mon ami Nardo Vicente qui justement officie sur l’Île des Embiez.
Je suis ce sage conseil qui devrait me garantir par la suite la possibilité de continuer à goûter aux joies de la chasse sous-marine. Hélas, tous n’en tiennent pas compte. Bientôt, il me sera bien difficile de “faire mon marché” !

Gérard Loridon
Photo Olivier Le Corre (http://www.olivierlecorre.com/)